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- Être « artiste essayiste » c’est tenter d’élaborer des œuvres et expériences transdisciplinaires pour questionner la notion d’écoumène : la terre habitée par l’homme -

À PROPOS

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LE TOUT INACHEVABLE DE GÉRARD HAURAY 

La physique classique présuppose une séparation franche entre les objets et les sujets. D’un côté, elle considère que ces derniers sont suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour percevoir des objets. De l’autre, elle part du principe que les objets sont assez stables pour être appréhendés de manière uniforme par des sujets. La physique quantique bouleverse cette distinction. Dans le monde qu’elle décrit, les objets commencent à exister quand les sujets les perçoivent et ces derniers se transforment en retour.
 Pour vulgariser cette théorie, Ortoli et Pharabod utilisent l’image

d’un poisson quantique. Contrairement au poisson commun, le quantique apparaît dans l’étang au moment, et seulement au moment où il est pêché.  

Avant cela, il n’est qu’une possibilité. Après cela, le pêcheur se retrouve à la fois riche d’une prise supplémentaire et perplexe. Qu’a-t-il attrapé au fond ? Un poisson ? La possibilité d’un poisson ? N’est-ce pas le poisson qui l’a attrapé ? N’est-il pas lui-même un peu poisson ? Les représentations qu’il se faisait du poisson, de lui-même et de l’acte de pêcher se trouvent mises à mal. Il croyait avoir saisi quelque chose : il est pris d’un saisissement. À l’image de la vision du monde véhiculée par la physique quantique, l’art de Gérard Hauray est une critique de la représentation et une production d’expériences étonnantes. Aborder son oeuvre au filtre d’une conception classique de la physique et de l’art (puisque de physique il est sans cesse question dans son art), ce serait rien moins que de ne rien saisir à ce qu’il fait.

Que fait-il ? Des essais (lui-même se qualifie d’artiste essayiste). Autrement dit des tentatives, des expériences dont la visée n’est pas tant la création d’objets que, pour reprendre l’étymologie du verbe « essayer », la prise de mesures. Il mesure ce que ça fait de faire de l’art comme le pêcheur quantique mesure ce que ça fait de pêcher. Comme lui, chaque fois qu’il lance sa ligne, ou plutôt qu’il se lance, c’est pour en sortir un tout autre poisson, d’une forme et d’une espèce chaque fois différente. Poète quantique avant l’heure, Mallarmé savait quelque chose de ce geste mystérieux :

« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »

L’art de Gérard Hauray est en prise avec la multitude. Sur le plan des formes, cela donne des peintures, des installations, des actions, participatives ou non, des sculptures, des écrits, des photographies, de la couture, des expériences in situ et in vitro, des vidéos, etc.

Sur le plan des matériaux, cela est fait de tourbe, de nourriture, de pigments, de bois, de métal, de parole, de 1 et de 0,

de végétal, de sel etc. Cette multitude a ses raisons qui sont égales au nombre de poissons potentiellement présents

dans l’étang multiplié par les effets que chaque prise produit sur le pêcheur, eux-mêmes multipliés par le nombre

de techniques de pêche à sa disposition ! En d’autres termes, cela signifie que Gérard Hauray est « hostile au style » (sic) et ne se préoccupe que de créer, multipliant à l’infini prises et déprises. À l’ère de la reproductibilité technique, de la recherche de rentabilité et du marketing des marques, cela revient à brouiller les pistes, à « devenir minoritaire »

comme l’écrivait Deleuze.

Position politique sans doute, mais induite d’un rapport à la création sans concession, interminable suite d’essais

sous-tendue par une perplexité constante à l’égard de l’art, de la figure de l’artiste et du monde qu’il habite.

Leçons du baroque

Ce monde qu’il habite est aussi celui qui l’habite. Le jeu de mots, comme tous ceux que Gérard Hauray fait, est à prendre au sérieux. Ce retournement du sens revient, dans le plus pur esprit baroque, à considérer l’illusion, la circularité et l’enchevêtrement comme des figures métaphysiques donnant accès à un peu plus de vérité. Pour lui, le monde et le sujet sont moins distincts qu’on (c’est-à-dire la pensée occidentale moderne dans sa grande majorité) voudrait le croire.

À la suite d’Augustin Berque dont il reprend à son compte le concept revisité d’ecoumène, Gérard Hauray veille à la relation existentielle qui unit les hommes à leurs lieux. Comme le pêcheur quantique, il sait qu’il produit son milieu

autant qu’il en est le produit. Artiste, il veille à déconstruire l’idée que l’homme et le monde font deux. Il invente des objets et des situations qui, au contraire, mettent en lumière leurs intermédiations.

Vanités et vertiges

La conséquence d’une telle conception du monde est double quant à la manière dont Gérard Hauray exerce son art.

Sachant que son pouvoir de créateur est fonction de son ignorance de l’environnement où, à un moment donné, il se situe, il est nécessairement modeste. Prenant le contre-pied d’une conception classique de la représentation, celle qui considère qu’un tableau peut embrasser un paysage (cette notion est capitale chez lui), il fait du regard son sujet en démantelant l’unicité de l’objet. Ainsi de la copie qu’il a donnée en 2004 du Martyre de Saint-Hippolyte tel que l’a représenté un peintre flamand anonyme de la fin du 15e siècle. Sa version en est tellement morcelée, recadrée, que

le sujet devient presque secondaire. C’est encore à rendre visibles les découpages arbitraires de la représentation

qu’il s’emploie lorsqu’il donne « simplement » à voir la bande de peinture disparue sous les cadres des deux volets

d’un retable, revers du jardin des délices de Jérôme Bosch Mais c’est aussi en recueillant la terre sous les semelles

de passants interpellés sur le parvis d’une gare, terre qu’il mettra en culture sous des cloches de verre, qu’il laisse

à la nature le soin de faire paysages (En être du paysage, en naître essaimé, depuis 2007). La modestie devient facétie lorsque le spectateur de Sur la même longueur d’onde (2016) est invité à lancer au moyen de petites catapultes posées sur deux barques situées en quinconce, des boulettes de limon destinées à fertiliser des biotopes miniatures.

Amusées, amusantes, les créations de Gérard Hauray camouflent à peine les interrogations vertigineuses qu’elles soulèvent. Mystère de la matière et du vivant, face à ses têtes de tourbe dont le modelé varie au fil des années sans

que n’intervienne l’artiste qui les a pourtant conçues. Stupéfaction devant ses portraits d’illustres contemporains dont

les visages, grâce à l’utilisation de pigments « intelligents », disparaissent à la lumière, comme recouverts d’un voile

de sang, projet : Les Vanités. Vertiges, toujours, devant tant de sciences, de références, de passerelles jetées entre

les savoirs que l’artiste convoque pour aborder un monde tout en résonances, logiques insondables, hasards objectifs convoqués par l’entremise de ses objets sorciers.

Il faut dès lors entrer dans son oeuvre comme on pénètrerait dans un réseau fait de plans innombrables et irréductible

à l’un d’entre eux. N’en déplaise aux esprits qui aimeraient que le monde, et le monde d’un artiste en particulier,

se concentrât tout entier dans un objet, un signe ou dans l’une de ses créations. Celles de Gérard Hauray forment

un de ces oxymores qu’il affectionne tant : un tout inachevable.

Sébastien Gazeau

- Professionnel associé à l’IUT Bordeaux Montaigne en licence professionnelle -
CoMediaIntermédiateur culturel, Bordeaux.

Gérard Hauray vu par Yves Lavergne
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